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Notes de lecture
Le talent à vif émerge de la grisaille
Pour une
fois que tout le monde est d’accord ! On ne va tout de même
pas bouder notre vif plaisir ressenti à la lecture des Ames grises.
Avant même qu’il ne soit couronné par le jury inspiré du
Renaudot, ce roman du presque régional Philippe Claudel était
encensé, tant par la critique que par les libraires. Une unanimité plutôt
rare... Les lecteurs suivaient, le bouche-à-oreille et internet faisaient
le reste, qualifiant le roman paru chez Stock de “livre de l’année”.
Et si c’était vrai ?
Ça l’est. Avec peut-être Ma Vie parmi les Ombres et un ou
deux autres.
L’histoire déroule sa sublime grisaille pas très loin de
chez nous, sans doute dans le nord de la Lorraine, durant la Grande Guerre.
Le conflit est omniprésent, et pourtant, Claudel ne le montre jamais.
Les massacres, l’insolente absurdité des combats sont à peine évoqués.
De même, Claudel - qui enseigne à la fac de lettres de Nancy - écrit
plus, et avec quelle pudeur, quel talent, sur la mort d’une fillette
et ses conséquences judiciaires que sur la boucherie voisine qui tonne
au loin, de l’autre côté des collines. Mais en fait, Claudel
ne décrit pas la mort, il dépeint la vie, les vivants, le gris
enveloppant dans lequel tous baignent, puissants ou misérables, hommes
de loi, hommes de foi, saintes femmes ou fragiles fiancées. Il évoque
la vie de nos grands ou arrières grand-parents durant un conflit qui
ne fait ici que mettre en exergue les comportements tout simplement et fragilement
humains. Gardons-nous de juger. On ne sait jamais.
Ce que l’on sait, c’est que bien peu de lecteurs ont regretté avoir
ouvert ce livre, et moins encore l’avoir dévoré jusqu’au
ultimes, émouvantes, secrètes lignes qui viennent clore dans
un style prenant, poignant et tellement retenu des chapitres qui ne laissent
décidément pas insensibles. Allez-y. ces pages-là vous
donneront l’irrépressible envie de lire ce que cet écrivain
régional avait déjà produit auparavant.
Philippe Claudel : Les âmes Grises ; Stock. 284 pages.
Richard Millet : Ma Vie parmi les Ombres ; Gallimard. 629 pages
Avec vue sur la vie…
Attention
! Autant vous le dire tout de suite : ce livre-là,
vous ne le donnerez pas ; Sans doute même ne le prêterez-vous
pas plus. Ce livre-là, vous le conserverez à portée
de regard, l'émotion
en réserve.
Ce roman est un bon, un très bon roman. Il n'entre cependant pas dans
les canons de la littérature classique que l'on se plait à dire "grande".
Et pourtant, il se lit… C'est bien le moins que l'on puisse dire.
Suzie, 14 ans, est violée et assassinée par un pervers. Alice
Sebold règle le meurtre en deux ou trois pages. Dès le premier
paragraphe, d'ailleurs, l'affaire est entendue. Sauf que morte, Suzie nous
narre avec force détails, mais toujours pudiquement, les heures, les
jours les années qui suivent. Elle le fait depuis un point d'observation
unique : là-haut.
Appelons cela le paradis. Cela devient vite le nôtre tant le plaisir
du lecteur se précise au fil des pages dévorées. On assiste
avec Suzie – et re regard adolescent – à l'enquête
officielle, à celle de son père, de sa sœur ; à la
quête de sa mère, au séisme familial.
Alice Sebold aurait eu beau jeu de faire dans le larmoyant, l'émotion à deux
sous. Elle a savamment évité l'écueil, faisant de ces
mémoires d'outre-tombe – et quelle tombe, pour Suzie ! – un
livre désormais encensé par les critiques du monde entier. La
Nostalgie de l'Ange est vite devenu le livre de l'année aux Etats-Unis.
Cette carrière méritée se confirme partout ailleurs. Faut-il
encore vous le dire ? Lisez-le !
Alice
Sebold : La Nostalgie de l'Ange ; NiL Éditions. 352 pages.
16,80 euros.
Rambaud III
Si Patrick Rambaud
n'avait pas déjà décroché le
Goncourt avec La Bataille (Grasset), l'Absent, qui vient de sortir, pourrait
rêver à un autre destin. Un peu jadis comme le jeune Bonaparte.
Après La Bataille (2000), et Il neigeait (2001), L'Absent est le troisième
opus de la série remarquable que Patrick Rambaud consacre à l'Empereur.
Mais dire cela est déjà réducteur. Ecrire cela, et qualifier
l'auteur d'érudit sur l'Empire, c'est déjà faire du livre
un roman historique, ce dont se défend l'auteur.
L'Absent est tout simplement un roman, un bon, un très bon roman. Point.
Bien sûr, l'époque. Bien sûr, cette proximité extrême
avec un des personnages qui a pour nom Napoléon et l'aigle pour emblème.
Bien sûr, le décor : Fontainebleau, puis l'île d'Elbe. Mais
le génie de Rambaud tient justement en ce qu'il nous fait oublier l'Histoire
pour nous captiver par l'histoire.
Octave Sénécal, le héros – puisqu'il en faut un – est
agent de renseignement au service de l'Empereur, et infiltré chez les
Royalistes, au moment où le premier empire vacille. Ce seul statut suffit à planter
un décor riche d'intrigues et d'aventures. Il suffit ensuite de se laisser
porter par la belle phrase, gironde mais toujours équilibrée,
juste, de Patrick Rambaud.
On peut parfaitement profiter avec bonheur de ce roman sans avoir lu les deux
précédents. Vous aurez seulement furieusement envie de les acheter
ensuite…
Patrick Rambaud : L'Absent ; Grasset. 356 pages. 21,25 euros.
Fin de loup
Roman
d'initiation plus que roman initiatique, le dernier livre de Christophe Donner
nous dévoile impudiquement, à la première personne
du singulier, les errements d'un enfant qui devient homme.
Tout tombe, d'abord : son père d'un toit puis sa mère en dépression.
Il s'éduque donc presque seul en tout domaine : sexe, politique, drogue,
puis prison.
Pourtant, et c'est là tout le talent de l'auteur, l'écriture
donne l'apparence de la légèreté et c'est souvent drôle.
Cette futilité de façade s'estompe au fil du récit : l'évocation
des mœurs du milieu carcéral, les pratiques sado-maso d'un "écrivain
adulé" et d'autres joyeusetés équivoques font de
ce livre, sur la fin, un miroir intransigeant, cruel, diaboliquement froid,
d'une société en manque de repères. Au narrateur, il manquait
un père. Et dans "repères"… La boucle est bouclée.
L'écriture est fluide, faussement évidente. Vous dévorerez
le parcours du jeune loup, tant il est bien construit dans son apparent démolissage.
Un des romans en vue de la rentrée…
Christophe Donner : Ainsi va le jeune loup au sang. Grasset. 260 pages. 18
euros.
Dans la série "fratrie"…
Dans
la série "on choisit ses mais, pas sa famille", Karine
Tuil prête sa plume à un homme qui écrit sur son frère
qui écrit sur lui… et réciproquement. Dans al série
des jeux de miroirs fratricides, cette jeune auteur (31 ans mais plusieurs
romans déjà) s'en sort bien. Dans la série des films d'Almodovar,
il faut avoir vu "Tout sur ma mère" pour savourer "Tout
sur mon frère". Almodovar qui introduit l'Espagne assez tôt
dans le récit. On ne relève pas. On songe à l'anecdote.
Qui sait si on n'a pas tort ? Tout comme le narrateur a tort de croire qu'il
a bâti à coups de hedge funds* un mur infranchissable entre sa
femme et sa maîtresse.
Ce texte gigogne puise dans les affres de la fratrie et celles plus tourmentées
encore de la filiation les ressorts d'un coup de théâtre qui réjouira
ceux qui ne se contentent pas d'un seul tireur de ficelle. Et elle n'est
pas bien grosse, la ficelle…
* Le roman fournit le glossaire.
Karine Tuil : Tout sur mon frère. Grasset. 290 p. 18 euros.